Les Déchargeurs
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MON TRAPÈZE
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MON TRAPÈZE

Julie Bulourde photographiée par un amateur.

J’aimerais pas être un trapèze et voir tout le monde tomber. Pourtant on s’y fait, c’est l’école du cirque. On s’en débrouillera vers la fin quand tout sera déjà derrière nous. Merdre. Il faudrait vraiment que j’arrive à choper la deuxième corde avant la générale de samedi… vraiment. Entre deux de ces pensées qui poussent un peu plus Blaise Pascal à se retourner dans son caveau de princesse, j’aimerais pouvoir rouler cette putain de feuille OCB autour de ce tabac sans addictifs qui me coûte un bras, mais Antoine roule vite. Le matin il regarde devant lui, agrippé au volant en avalant tous les chaos de la route comme Joel et Ellie, une armée de zombie aux basques.

Le soir il fume. Un de ses bras repose alors sur le volant dans l’espoir qu’il connaisse le pilotage automatique du Vito 110 D 4,8m3 (12 CV) de 1996, et il te parle, il te regarde tranquille comme les vieux mecs dans les films en décor studio qui savent qu’ils ne vont pas écraser mémé au prochain tournant. Il est plus cool. Et moi aussi, le soir. Dans deux soirs c’est le grand soir et on a rien de prêt. Je ne sais même pas si je connais mon texte. Qu’est ce qui m’a pris de vouloir faire la mise en scène ? Je suis à la rue total, et encore la rue c’est rien, là c’est le vide intersidéral, l’espace infini qui juxtapose le trou des fesses. Est-ce qu’on a réglé la face hier ? Je ne sais même pas si quelqu’un nous verra. Il faut que je demande à Rémi de la gelat rouge pour les latéraux côtés jardins. Est-ce qu’il aura ça ? Est-ce qu’il ne faut pas qu’on passe chez Aurélie pour voir si elle en a ? J’ai pas envie de l’appeler, elle me gonfle trop. Et la petite voix brisée d’Emelyne à deux heures du mat – ne plus recharger mon Samsung à côté du pieu – qui crécelle comme ça que sa tante Christina, la polonaise, est brutalement décédée hier et qu’elle va devoir aller dans ce pays de l’est pour peut-être ne pas revenir, ou à une date indéterminée, et quand je (me) pose la question sur le nombre d’enterrements que connaît sa famille depuis le début des répets elle se met à chialer, elle craque, elle n’y arrivera pas c’est trop lourd en plus Nicolas est vraiment trop dur avec elle sur scène. Je lui bredouille que certains mecs sont comme ça quand ils aiment. C’est là que ma tête a disparue dans le creux de l’oreiller et que j’ai reposé doucement le petit bigophone sur le matelas, sans l’éteindre, en commençant par dire oui oui. Wiwi.

On arrive à la grande porte bleue. De l’autre côté du porche il y a la cour et la façade des Déchargeurs. On va décharger aux Déchargeurs. Coup de bol, cette rue minuscule est en plein centre ville à un mètre du châtelet, des halles et de Rivoli, mais personne ne passe. Antoine sort quand même le triangle. Il le sort toujours. On dirait que c’est un truc qu’on lui a appris tout petit, en même temps qu’une certaine politesse un peu trop appuyée. Comme d’habitude il se colle à la vitrine de HIFI Vintage pour reluquer les vieux nagra, amplis et autres électroniques qui font le bonheur des mécaniciens de tous poils velus. Je lui gueule dessus. Rémi est déjà là, prêt à nous aider. « Vous n’avez pas mis les repères ? » Ce mec est une tronche.  Il a vu direct dans le camion que les panneaux de notre décor avaient perdu leur mode d’emploi en cours de route. En descendant à la cave avec un de ses gros légo, et après avoir réfléchis à comment répondre au Directeur Technique du lieu qui l’avait collé, Antoine fait remarquer qu’il a mis des repères, des traits. « Mais si tu mets que des traits comment tu veux les reconnaître ? » Quand c’est comme ça il vaut mieux s’éloigner, les laisser s’expliquer, et en fumer une avec Adrien dans la cour. Le grand mec est là, l’oeil brillant derrière la fumée qui lui pousse un peu plus haut la mèche à chaque bouffée. Il te parle en se voûtant, le regard sur les pavés de la cour comme si il était en train d’y lire son destin. C’est le boss. Le boss final de Final Fantasy 18 en lotus au dessus d’un petit nuage, pas celui qui te balance des trucs dessus, non le final, celui qui te donne un bonus amical pour essayer de te faire réfléchir un peu, sans en avoir l’air. Pour moi aujourd’hui, c’est un conseil déguisé en question : « Et sinon, tu as vu Emma pour l’affiche ? » Je file droit au bureau, vitres en verre tapissées d’affichettes. Je ne vois pas la mienne et c’est normal car on a pas de photos, les photographes amateurs se sont désistés les uns après les autres et je n’ai jamais répondu au mail d’Emmanuelle, celui qu’elle ma transféré au moins dix fois. Elle m’accueille, grand sourire. Très grand sourire, et vrai sourire. Elle est contente de me voir. Et moi aussi, maintenant. La crainte de me voir rabaissée à l’étage des écervelés qui seront toujours à côté de leur pompes disparaît. Je ne sais plus qui d’elle, ou de Rémi, a vu dans nos textes les futurs lauréats de leur festival il y a deux ans, mais c’est fait, on est là. Dans la place. Ses questions sont douces. On va la faire ensemble, cette affiche, et ça sera la plus belle de la ville. Je plane. Direction le théâtre et la salle Vicky, transportée comme en travelling sans pied. Je croise Lou. Elle aussi me sourit. Je plane. Elle me dit « Tu peux faire une spéciale pour les scolaires le 18 ? C’est des élèves de terminale, ils pourraient te poser des questions à la fin. » Comment dire non à quelqu’un qui te regarde comme ça, je veux dire comme si le monde entier connaissait la réponse, et toi aussi. Ça serait comme essayer de plonger sous un train pour savoir si ça fait mal. C’est vraiment pas la peine. « Hey ! Tu veux un café ? » Belkacem est là, tout sourire comme d’hab. « Hey Belkacem ok ! Mais seulement si t’en prends un avec moi ! En plus j’ai un petit truc à te faire lire. » Au comptoir, c’est la grande hésitation. Qu’est ce qu’on peut manger avec le café ce matin ? J’ai la dalle. Du fromage ? T’as jamais essayé de prendre ton café allongé avec un toast au comté et au miel de forêt ? Essaye. T’as pas plus léger ? Des raisins de verger sans chimie, cueillis hier. J’essaye ça. Une fois assis – j’ai gardé mon trapèze avec moi je ne sais pas pourquoi- Belkacem est impatient. Qu’est-ce tu veux me faire lire ? – En fait ils m’ont demandé de raconter mon début de journée ici, pour leur site… tu sais ?

Les personnages ci-haut existent et chacun est libre de s’en faire une opinion.
L’auteure, elle, est fictive, qui plus est anonyme, et la croiser aux Déchargeurs ne serait que pure coïncidence sinon dans un autre texte fictif et anonyme.

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