Un vent de jeunesse souffle sur les Déchargeurs
À 24 ans, Adrien Grassard prend la tête des Déchargeurs, théâtre de poche situé en plein cœur de la capitale, à deux pas des Halles. Épaulé par la jeune garde des lieux, Emmanuelle Jauffret à la communication, Rémi Prin à la direction technique et à la programmation, et Lou Linossier aux relations publiques, le comédien et auteur rochelais fait un pari fou sur l’avenir et entend bien insuffler à l’institution parisienne un vent nouveau, solidaire des jeunes compagnies.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de récupérer ce lieu mythique ?
Adrien Grassard : C’est un peu particulier. Je suis un tout jeune comédien et auteur. J’en suis au tout début de mon aventure théâtrale, à peine 5 ans que je suis du côté des professionnels. Étant dans l’émergence, j’ai été très vite impacté par l’arrivée de la covid. La plupart de mes projets ont été très rapidement mis en pause. Passant un peu de temps sur les réseaux sociaux, je suis tombé sur l’annonce proposant de racheter le bail du théâtre des Déchargeurs. J’ai été intrigué, d’autant que j’avais dans l’idée d’avoir, d’ici quelques années, un lieu pour pouvoir promouvoir notamment les jeunes compagnies. Comme tous les artistes débutants, émergents, j’ai été confronté au fameux minimum garanti, qui revient le plus souvent à payer pour jouer. De plus, on n’est trop souvent pas ou mal accompagné, on a beaucoup de mal à accéder à certains lieux faute de légitimité. La machine s’est un peu emballée. Disons que les circonstances ont précipité ma réflexion, d’autant que je connaissais le théâtre, qui a dans le milieu, sa notoriété.
Quel a été le déclencheur ?
Adrien Grassard : Je n’avais pas un sou en poche, mais je ne perdais rien à visiter le lieu, à évaluer toute sa potentialité. J’ai donc appelé Élisabeth Bouchaud, directrice du Théâtre de la Reine Blanche et ancienne détentrice du bail des Déchargeurs. En juillet, le rendez-vous est pris. Et là j’ai un véritable coup de cœur. Je ne connaissais finalement que la partie immergée de l’iceberg, c’est-à-dire uniquement le hall et la grande salle. J’ai découvert la bohème, une cave voûtée et intimiste qui m’a fait penser aux débuts de Brassens, ainsi que les réserves, le réseau sous-terrain d’alcôves. Mon imaginaire s’est mis en marche. Au cœur de Paris, il y avait vraiment moyen de développer l’exploitation, d’aller bien au-delà de juste une salle de théâtre. Très vite, afin de voir ce qui était viable, au vu de ma situation financière, clairement pas brillante, j’ai rencontré, un par un les cinq employés. J’ai longuement discuté avec eux, de leurs envies, de leurs souhaits, de comment ils voyaient évoluer le lieu. C’est à ce moment précis, que le projet de racheter le bail est passé de l’utopie au concret. Ensemble, nous avons monté le projet avec comme seule condition préalable, le rendre viable sans avoir recours au minimum garanti, tout en accompagnant au mieux les jeunes compagnies, en les rassurant notamment quant aux conditions. Tous ont été très sensibles à cette proposition. Étape par étape, nous avons mis en place une stratégie financière viable, notamment en exploitant les caves, avec une nouvelle salle de répétitions – Le Ventre – qu’on loue 30 euros par jour, deux espaces de stockage que l’on peut louer, un atelier costumes, etc. Et surtout, pierre angulaire de notre « business plan », réinvestir le bar, en faire un lieu de convivialité où artistes comme spectateurs auront envie de s’attarder, de prendre le temps.
“Nous avons choisi de miser sur un système autour de la transmission entre les générations et les équipes, d’imaginer une programmation qui mixe jeunes compagnies et compagnies confirmées.”
Comment s’est passé le rachat ?
Adrien Grassard : En mettant bout à bout nos idées, on s’est rendu compte que même à demi-jauge, le projet pouvait s’avérer viable. C’est donc, soutenu par l’équipe, et après avoir pris conseil auprès de mon père, chef d’entreprise dans le domaine médical, que j’ai pris rendez-vous avec la banque pour prendre un crédit. La première rencontre fut un peu ubuesque. Le banquier ne m’a pas trop pris au sérieux. Bien qu’il trouve le montage financier plutôt bien ficelé, il n’est pas totalement convaincu. Ni la période – sortie du premier confinement, ni mon jeune âge ne jouent en ma faveur. Un peu déçu, j’en parle de nouveau avec mon père, à qui je présente le projet. Plutôt séduit par la démarche, il accepte de se porter garant. Après plusieurs allers-retours avec la banque, le prêt est accordé et le 12 février dernier, je signe le nouveau bail. L’aventure est lancée.
Quel est votre projet artistique pour le lieu ?
Adrien Grassard : Je dirais qu’il est assez atypique, car il mixe différentes formes et différents courant artistiques. Il était important pour l’équipe – plutôt jeune – de soutenir l’émergence, mais de ne pas l’enfermer dans une niche. Nous avons choisi de miser sur un système autour de la transmission entre les générations et les équipes, d’imaginer une programmation qui mixe jeunes compagnies et compagnies confirmées. Grâce à cela, nous souhaitons pouvoir faciliter les rencontres, favoriser les échanges et permettre à chacun d’aller vers l’autre. Par ailleurs, sans minimum garanti, nous devons être beaucoup plus sélectifs sur les pièces que l’on va mettre à l’affiche et que l’on va défendre. On a une obligation de résultats pour les artistes et pour le lieu. C’est à mon sens beaucoup plus sain, car il implique de facto un système de partenariat, de coréalisation. En tout cas, tout a été pensé à l’aune de nos expériences respectives, que ce soit à la communication et l’administration pour Emmanuelle, à la technique et à la programmation pour Rémi, aux relations publiques pour Lou, et à la production pour moi. Après, nous souhaitons inscrire notre projet dans l’histoire du lieu, continuer ce qu’ont construit et imaginé au fil du temps Vicky Messica, Lee Fou Messica, Ludovic Michel et Élisabeth Bouchaud, en le remettant au goût du jour, en lui impulsant un nouveau souffle.
Rémi Prin : Comme vient de la souligner Adrien, nous avons la volonté de poursuivre ce qui a déjà été fait, de garder l’identité du lieu, qui est pour le coup très identifié, tout en apportant une autre vision du théâtre, une modernité. En allant à la rencontre de compagnies émergentes, nous voulons ouvrir le spectre artistique, aller vers de nouveaux territoires sans pour autant nous couper des comédiens, auteurs et metteurs en scène qui ont fait la notoriété des Déchargeurs. La saison prochaine nous devrions d’ailleurs accueillir, Pierre Notte, un habitué. Autre grande différence, le lieu sera ouvert tout le temps, tous les jours. Les gens pourront venir, se poser, discuter. Nous allons aussi mettre en place un certain nombre de manifestations autour des spectacles, que ce soit une conférence, un bord plateau ou une exposition. Les spectateurs seront ainsi invités à rester, à partager avec les équipes, avec les autres spectateurs. Par ailleurs, le hall sera toujours accessible afin de permettre aux compagnies de se réunir, aux artistes d’écrire dans un autre cadre que chez eux. C’est une vraie philosophie que nous souhaitons mettre en place, Les Déchargeurs : un lieu de vie.
Que pourra-t-on voir dans la salle Vicky Messica ?
Adrien Grassard : Tous les mois, nous accueillerons ainsi 4 spectacles, dont deux présentés par des compagnies et des artistes émergents – à raison de trois représentations par semaines – et deux autres par des équipes artistiques confirmées – à raison de quatre représentations par semaine. Ce qui devrait permettre de brasser les publics. Pour ce qui est des types de pièces que nous allons présenter, nous suivons les pas de Ludovic et Lee Fou en centrant notre programmation sur les écritures contemporaines et les auteurs vivants.
Qu’allez-vous programmer dans la salle Bohème ?
Adrien Grassard : Tout en gardant le côté poésie du lieu, nous avons dans l’idée de développer une programmation musique afin d’exploiter de manière plus efficiente la petite salle. Ainsi, le lundi sera consacré à ce que l’on appelle des événements Plusieurs formats sont imaginés, notamment des ateliers d’écriture. Le mardi et le mercredi à la poésie, à des lectures théâtralisées, à des moments d’immersion autour de texte. Les jeudis et vendredis à la musique et aux concerts. Et enfin, le week-end au théâtre contemporain, à des formes performatives ou expérimentales. L’important pour nous était de décloisonner la poésie, de la faire émerger à travers différents médias. En tout, six à sept propositions musicales ou poétiques seront présentées par mois.
Rémi Prin : Tout en reprenant des concepts chers à Ludovic, nous avons le désir d’en étayer les styles. Ainsi, se côtoieront des chansons d’avant-guerre, du rap et du slam. En permettant à de jeunes artistes de se produire sur une petite scène, on leur offre la possibilité de se faire connaître, d’être entendus, de s’exercer devant un public.
Vous allez renouer avec les spectacles jeune public…
Rémi Prin : C’est un point important de la nouvelle direction artistique que prend les Déchargeurs. Avec Adrien, on est parti sur le principe d’avoir quatre spectacles par an destinés à la jeunesse. Chacune des créations sélectionnée se jouera une fois par semaine – tous les mercredis après-midi, durant trois mois.
Travaillez-vous avec d’autres théâtres parisiens ?
Rémi Prin : On a prévu de se réunir avec les autres théâtres privés parisiens qui ont le même ADN que nous, comme le Lavoir Moderne Parisien, la Flèche, le Duende, le Belleville ou le Paris-Villette. L’objectif étant de travailler de concert, de mettre en place un label et peut être, même à terme, un festival itinérant. La crise de la Covid a permis cela, cette entraide entre les lieux. Ensemble, nous espérons ainsi réduire le risque de bouchon théâtral que les reports en cascade entraîne, améliorer l’aide aux jeunes compagnies. Le lien est en train de se mettre en place, de se nourrir de nos expériences.
Comment avez-vous préparé votre première saison ?
Adrien Grassard : Nous avons décidé avec l’équipe de prendre notre temps, de ne pas nous précipiter. Pour l’instant, nous avons prévu d’ouvrir à la mi-septembre et de proposer une première programmation sur cinq mois. Cela permet une grande souplesse, notamment en cas de reconfinement. Une partie des spectacles qui se joueront la saison prochaine sont des reports. Nous avons essayé, autant que faire ce peut, de reprendre les pièces qui n’ont pu être présentées en raison de la fermeture des lieux de culture. Puis avec Rémi, nous avons assisté à de nombreuses représentations professionnelles afin d’aller à la rencontre d’artistes, d’œuvres, de textes. Puis, nous avons mis en place ce nous avons appelé Café-Projet. Tous les lundis de mars, entre 10 et 13h, nous avons donné la possibilité aux compagnies qui le souhaitent de venir nous présenter leur projet en cinq à dix minutes. L’opération a eu un franc succès. Pour nous, c’est une approche plus qu’intéressante car elle permet de voir la personne, d’appréhender un peu plus concrètement son processus créatif. Et à eux, cela leur permet de découvrir le lieu, d’en découvrir le potentiel.
Rémi Prin : Après avec Adrien, nous avons pris le temps de prendre connaissance de tous les dossiers et de répondre à chacun de manière personnalisée. Nous avons mis un point d’honneur à cet engagement. Pour les jeunes compagnies, c’est important les retours extérieurs, surtout pour les refus. Quant aux spectacles qui ont retenu notre attention, nous avons ensuite demandé à leur faire passer une audition. Petit à petit, nous avons construit la programmation. Par ailleurs, les mercredis après-midis, nous avons mis en place un partenariat avec Rue du conservatoire pour une sorte de feuilleton théâtral à partir de textes, de pièces avec les jeunes artistes sortant d’écoles de théâtre ou du conservatoire en présentiel ou via podcast.
Adrien Grassard : Un de nos principes a été aussi d’aller au-delà du CV, et de prendre connaissance de l’ensemble du projet. C’est comme cela que nous avons dégoté quelques pépites, embarqués par la présence des comédiens, des artistes. On hâte d’annoncer la programmation, de faire partager nos coups de cœur, de lancer enfin le nouveau théâtre Les Déchargeurs. La saison commencera d’ailleurs avec la cinquième édition du festival Court mais pas vite, dont Emmanuelle Jauffret et Rémi Prin s’occupent depuis 2017, et qui présente six spectacles en cours de création et propose un accompagnement complet d’une année (production, diffusion, administration, communication, technique, relations publiques,…) pour le lauréat du prix du jury.