LE LIEU
L’arrondissement
Certains seraient près à dire qu’une grande partie de l’Histoire – celle avec un grand H – de France, s’est écrite dans le 1er arrondissement parisien. En plein cœur de l’escargot de la capitale, le 1er a été pendant de nombreuses années le lieu de la monarchie, puis celui du siècle des lumières. On y croise les esprits de François 1er, de Diderot, de Richelieu ou encore de Molière qui y errent. C’est au 11 rue de la Ferronnerie, que le roi Henri IV a été assassiné par Ravaillac dans son carrosse. Aujourd’hui, c’est devenu un des lieux les plus touristiques de la ville, et pour cause puisque la culture n’est pas laissée pour compte. Une partie de l’Île de la Cité y est rattachée ainsi que le célèbre Pont-Neuf et le jardin des Tuileries. Mais entre musées et théâtres, chacun y trouve son compte. Le Louvre (quand même un des lieux les plus visités de la ville), le Musée de l’Orangerie, le Musée du Jeu de Paume, Le Musée des Arts décoratifs, le Forum des images, la Comédie Française, le Théâtre du Palais Royal, le Théâtre du Chatelet. Il semble que le Théâtre des Déchargeurs ne soit pas là par hasard.
Le quartier
A l’intérieur même de cet arrondissement historique se trouve le quartier des Halles qui est un des plus vieux de la ville puisqu’il date du Moyen-Âge. Les premières halles sont construites au XIIème siècle pour le réapprovisionnement de la ville de Paris et non loin de marchés importants. En constante évolution au fil des siècles, les Halles évoluent avec les différentes reconstructions du quartier. En 1811, Napoléon décide de créer un lieu central à l’emplacement actuel du Forum des halles. Au cours du XIXème siècle, neuf pavillons en fer ont été construits durant ce siècle de construction métallique et de révolution industrielle.
La rue
Dans ce quartier sans cesse en mutation les rues se transforment, se redessinent, s’élargissent. Mais c’est la rue des Déchargeurs qui nous intéresse dans ce cœur historique. Cette dernière relie la rue de Rivoli à la rue des Halles. L’aménagement urbain du XIXème siècle réduit cette rue de passage. Dans cette petite rue beaucoup de choses se sont pourtant passées. À commencer par la création du premier bureau de poste au 9 rue des Déchargeurs pour distribuer les lettres intra-muros. Créée par la famille Pajot et Rouillé, La Poste est d’abord une entreprise privée et le maître des Postes, Louis Pajot doit payer une certaine somme à Louis XIV pour pouvoir la faire exister. Une excuse qui servira le roi pour récupérer la poste des années plus tard. Alors qu’ils avaient bien menés leurs affaires la famille Pajot et Rouillé se voit perdre sa licence postale à cause du simple fait que leur redevance envers l’Etat n’était pas assez élevée pour le cardinal Fleury. Mais le courrier était déjà surveillé, toutes les lettres qui sortaient de La Poste étaient récupérées par le cabinet noir de Louis XV, également appelé « Service d’inquisition postale ». Lors de la Révolution Française, les documents concernant la famille Pajot et Rouillé sont perdus. Au n°4, vivaient le jésuite Nicolas Talon et son frère, Omer Talon, avocat au Parlement de Paris connut pour sa grande éloquence et d’après certains comme le magistrat le plus éloquent du siècle. Le bâtiment voisin, n°3 de la rue, qui abrite aujourd’hui notre théâtre Les Déchargeurs, a été construit en 1708.
Au 3 rue des déchargeurs
Et c’est justement la veuve d’un certain Rouillé, contrôleur général des postes et conseiller du roi, qui le fit construire. Durant cette période la salle portant le nom de Vicky Messica était apparemment une grande salle à manger excessivement bien décorée. Du plaisir de la table au plaisir de la poésie et de l’art dramatique il n’ y a qu’un pas, puisque ces plaisirs ne sont reliés par une valeur clé : le partage. À partir de ce moment-là, le lieu ne cessa d’évoluer et il reste peu de traces. Cependant, de nombreuses histoires ont traversé les siècles. Certains racontent que l’alchimiste du XIVème siècle Nicolas Flamel aurait vécu à l’emplacement de l’immeuble actuel. Pour ceux qui ne le connaissent pas il est connu comme étant l’un des premiers alchimistes car sa fortune fut en proie à de nombreuses rumeurs. Il aurait réussi à trouver la pierre philosophale permettant de transformer le métal en or. Mais ce bourgeois exerçait le métier d’écrivain public et de copiste. Il aurait été le premier écrivain spécialisé en billet doux. Le 3 de la rue des Déchargeurs étaient donc communément appelé le relais des petites postes, le centre des échanges amoureux parisiens. Il se murmure encore que le premier directeur de l’Opéra de Paris aurait eu son hôtel particulier également au n°3, étonnant pour un futur théâtre ? Au XIXème siècle, les commerçants remplacent les nobles dans la rue des Déchargeurs où s’ouvrent des boutiques, de murisserie de bananes à fromagerie, le lieu continue son évolution. C’est donc un bâtiment chargé d’histoire et inscrit aux monuments historiques par tout d’abord un arrêté daté du 12 février 1925 pour les façades sur rue et cour puis du 4 octobre 2001 pour les toitures sur rue et cour ainsi que l’escalier et sa cage du XVIIIème siècle qui se trouve dans la cour principale à l’extrémité de l’aile gauche. C’est celui-là même qui va accueillir le Théâtre des Déchargeurs. La rue du même nom a alors pris enfin tout son sens. A l’origine, les déchargeurs désignent les dockers (thème d’ailleurs très théâtral puisque cher à Koltès et Chéreau) qui provenaient des Halles. Par son étymologie, charger prend sa source de l’ancien français carger qui vient lui de carricare en latin qui signifie mettre dans un chariot et le mot carrus est la traduction de chariot. Mais si on s’intéresse à la sémantique du mot déchargeur, il est assuré qu’un théâtre qui place sur le devant de la scène la poésie et la création artistique. Décharger comme le mot l’indique c’est ne plus avoir de charges, s’en débarrasser. Si l’on met bout à bout tous ces synonymes on comprend parfaitement pourquoi la poésie est vivante au n°3 de la rue : se soulager, se délivrer, se libérer. C’est ce que fait à la fois le comédien en libérant la parole, en délivrant des mots, une pensée ou un message. Mais il n’est pas le seul, le spectateur se décharge de sa vie le temps d’une heure de spectacle, il se décharge pour mieux se recharger de ce qu’il vient voir et entendre. C’est là la force de l’art. Et ça on le doit à un homme, qui bien qu’entouré a eu cette brillante idée de récupérer ce lieu abandonné, cet entrepôt désaffecté depuis sept ans pour en faire un théâtre : Vicky Messica il a comme nous le disions auparavant pour laisser la parole se libérer, se décharger sur ceux venus l’écouter. Et comme il le dit lui-même « S’oublier c’est être admis par toutes les existences. »
VICKY MESSICA
Né à Tunis le 10 février 1939, Vicky Messica est éduqué en partie par une voisine égyptienne qui très tôt lui a appris ce qu’étaient l’amour, la poésie et la liberté d’expression, loin des tabous. Imprégné de ses valeurs, il se retrouve très tôt sur scène à réciter des vers. À l’âge de 17 ans, il monte à Paris et se retrouve dans plusieurs rôles. Il a à peine 20 ans quand il est bouleversé par sa rencontre avec Louis Aragon. Deux fois par semaine il se rend chez Aragon et écoute ce dernier lui lire ses poèmes. Des entrevues qui influenceront le jeune Vicky dans sa quête poétique. Il est alors à l’origine du Club des poètes qui fut très fréquenté à cette époque. Il va voyager et assimiler les poètes des pays où il se rend que ce soit en Afrique ou en Asie. On comprend mieux la diversité et l’éclectisme des poètes dont les mots résonnèrent sur les murs du théâtre. Vicky Messica a la fureur de vivre et des mots, il ne s’arrête jamais et fera tout pour atteindre son but de sortir la poésie des livres. Il est parti en tournée avec les Jeunesses Musicales de France, puis avec les Tréteaux de France. Un jour il est sur scène pour jouer Camus, un autre il redonne vie à Maikovski.
La journaliste Martine Cadieu, disait de lui dans un dossier de presse datant des années 1980 : « Il joue ce qu’il aime, ce qu’il sent, ce qui l’enfièvre ou l’illumine. Refuse le reste. N’aller pas écouter des poèmes si votre cœur est tiède mais si vous connaissez les déchirements de l’amour, de la révolte, de l’inquiétude toujours neuve, écoutez Vicky. Sa voix se fait entendre également sur les ondes des radios et sur les 33 tours où il enregistre des poèmes de Cendrars entre autres. Mais on peut aussi l’apercevoir à l’écran dans des émissions ou des feuilletons. Plusieurs années, il reçoit le Prix de la Voix d’Or à Radio France mais on l’aperçoit aussi dans le Club des Poètes, l’émission télévisée de Jean-Pierre Rosnay qui n’aurait rien été sans la voix de Vicky Messica. Pour une partie de ses contemporains, il est un des meilleurs jeunes comédiens de cette nouvelle génération et l’incarnation vivante de la poésie.
Début 1980, alors que la publicité atteint son apogée, la poésie ne va pas disparaître et va même perdurer grâce à un lieu : Le Théâtre des Déchargeurs. Trois ans de travaux dans cet entrepôt désaffecté pour que la troupe de Vicky redonne vie au 3 rue des déchargeurs avec cette idée en tête : « Faire de notre théâtre un lieu de passage par lequel le public se reconnaitra, s’étudiera, se comprendra mieux. » Même si ça implique de devenir maçon pour obtenir un théâtre. Dans cette aventure du TLD il est accompagné de comédiens(nes), de peintres, de sculpteurs comme Zorko Dinety, d’un cinéaste et scénariste comme Serge Hanin ainsi que de l’architecte et maître d’œuvre René Matkovic. Grâce à une petite subvention du Ministère de la Culture de 400 000 francs par an, l’accueil de spectacles en location et de nombreux bénévoles, le théâtre Les Déchargeurs va peu à peu émerger et s’imposer comme le nouveau lieu d’innovation théâtrale et poétique. Vicky Messica souhaite « avec l’aide de sa compagnie aider une nouvelle vague de comédiens qui prendrait en charge le poète et son œuvre avec la même ferveur que ceux qui défendent une œuvre dramatique. »
Très vite, cela prend vie et se transforme en un lieu de partage qui correspond à ceux qu’on essaie de retrouver aujourd’hui. Au rez-de-chaussée, une salle d’environ cent places qui portera par la suite le nom du créateur mais aussi un restaurant. Au sous-sol, un bar et une discothèque ouverte jusqu’à l’aube et une cave à poètes nommée La Bohème. Un lieu qui selon son créateur « permet la confrontation, l’expérimentation, nous espérons qu’il deviendra le carrefour du regard et de l’écoute ». Il faut avouer que cela fait rêver de partager avec d’autres, les mots de Rimbaud, Desnos, Queneau, Cendras, Aragon, Vian, etc mais aussi les talents des comédiens qui y jouent. Puis de partager un repas, quelques verres et finir par une nuit de danse. Un genre de lieu qui n’existe presque plus de nos jours. Ce « petit théâtre qui venait d’ouvrir près de Chatelet » c’était ça, un endroit d’innovation. Quand on lit la lettre que Vicky Messica a écrit pour présenter le projet du TLD, on se rend bien compte que plusieurs choses persistent aujourd’hui que ce soit les rencontres avec un poète organisées ponctuellement dans le mois ou la place de l’enfance qui est toujours présente avec des spectacles jeunes publics comme Play. A l’époque, Vicky avait pour projet d’organiser tous les mercredis après-midi une animation de deux heures pour familiariser les enfants avec la poésie. On peut affirmer que les Déchargeurs ont vu le jour comme un centre culturel en plein cœur des Halles. Et pourtant alors même que le lieu est en place, le peu d’aide financière met sans cesse le théâtre en difficulté. Heureusement qu’un critique comme Gilles Costaz pour faire passer le message dans le journal pour lequel il travaille. Pour lui, les Déchargeurs est un théâtre d’une grande qualité selon ses propres mots dans un papier de mai 1986 intitulé Vicky Messica appelle à l’aide, l’avenir de son théâtre est en danger : « Les Déchargeurs sont un de ces petits endroits dont les dimensions modestes abritent des spectacles qui n’existent pas ailleurs, de la poésie et des pièces contemporaines. Aux Halles, ils incarnent une sorte de défi, de foi dans la splendeur du langage. » Gilles Costaz alors jeune journaliste a soutenu le théâtre à ses débuts comme le montre les nombreuses critiques élogieuses que l’on peut retrouver. Et ce n’est pas le seul, alors qu’une pétition à la destination de François Léotard – alors Ministre de la Culture – a été lancée, plusieurs journalistes vont écrire des éloges sur les Déchargeurs et sur Vicky Messica, incitant les lecteurs à aller la signer. Malgré ces problèmes financiers, le théâtre est encore debout.
On peut se demander sur quels autres plans le théâtre innove ?
D’abord, Vicky Messica ne fait pas d’auditions, il recrute les comédiens au fil des rencontres, il amène des personnes, amateurs ou non jusqu’au rôle qui les attend. Il les forme entièrement et une sorte de contrat est passé en échange des cours gratuits du directeur du théâtre, le comédien n’est pas payé non plus. C’est par exemple ce qui s’est passé avec Bruno Thiébaud qui rencontre Messica dans un cabaret de poésie. Ce dernier voit en lui le Rimbaud de sa pièce Les Fils du soleil (écrite par Christopher Hampton) sur la relation passionnelle qui unit Rimbaud à Verlaine.
C’est aussi la mise en avant de la création et des auteurs contemporains qui s’exprime par un besoin de souligner toute une génération. Pour certaines, ce sont des textes dont les auteurs sont vivants et qui n’ont jamais encore été joué.
Vicky Messica a insufflé une âme à ce théâtre et ce donc par ces différentes créations, parmi toutes ces pièces on peut noter les plus importantes.
Ce sont des spectacles qui ont, à cette époque reçus les meilleures critiques et qui prouvent la place occupée par ce petit théâtre qui se bat pour sa survie, que ce soit des créations de la compagnie ou des diffusions. Dans le panel des pièces passées au théâtre sous la direction de Vicky Messica, on retrouve également plusieurs personnalités qui ont côtoyées Les Déchargeurs comme Catherine Dast, Jacques Roubaud (OULIPO).
En 1983, le célèbre marionnettiste Philippe Genty présente en coproduction aux Déchargeurs, son spectacle Sigmund’s Folies avant une tournée à l’international. Dans son livre autobiographique, Paysages intérieurs il parle d’un spectacle intimiste pour une centaine de spectateurs. Dans Lettres de guerre de Jacques Vaché, c’est le comédien Jacques Monod qui fait la voix d’André Breton. Michael Lonsdale met en scène Hiroshima mon amour de Margueritte Duras en 1985. En 1991, c’est Lionel Astier qui met en scène Le Tigre de Murray Schisgal. La même année, Raymond Forestier joue un de ses one man show. L’année suivante, le groupe de musique Les Têtes raides se produit au théâtre. Il y a aussi évidemment Jean-Philippe Azema qui fut formé par Vicky Messica en tant qu’assistant mise en scène. Ensuite il y a toutes les créations de la compagnie comme Les Fils du soleil de Christopher Hampton qui est classé un des dix meilleurs spectacles de l’année en 1985. Mourir à Colone d’Yves Martin, joué et interprété par Vicky Messica dont Bernard Cartron dira « Si vous ne voulez pas vivre idiot allez Mourir à Colone. »
DIANE LESTAGE
Polygame culturelle. Rédactrice en cheffe cinéma @_mazefr ; Journaliste ex : @Technikartmag
et @Figaro_Culture